le Tilleul de Douvaine

En créant ce site j’avais initialement dans l’idée de présenter, en priorité, les ligneux les plus connus de Haute-Savoie, célèbres même au delà des frontières départementales[1]. Pourtant, aujourd’hui, avec pas loin de 80 articles je n’ai publié à ce sujet qu’un seul portrait[2]. Il ne s’agit pas de procrastination, mais plutôt d’un mélange de respect sacré – très intimidant quand il s’agit de prendre la plume – et de la conviction qu’un texte qui n’apporterait rien de nouveau n’aurait que peu d’intérêt[3]. Je me laissais alors le temps nécessaire à la poursuite de mes recherches[4] ; et c’est justement là que le bât blesse, tant cette tâche s’avère ardue[5].

Le Tilleul de Douvaine est, selon moi, l’arbre le plus remarquable du département.
 
Promotion que d’aucuns pourraient trouver subjective et discutable, mais plusieurs critères, notamment un âge très élevé et des dimensions colossales, permettent légitimement de lui décerner ce titre.
Résilience saisissante, aspect fantastique et pittoresque, association avec l’église ; autant de qualités supplémentaires parachevant le sacre de ce fabuleux ligneux.

Pour les raisons précédemment évoquées je n’avais jamais entrepris d’en dresser le portrait ; mais il est plus que temps de lui rendre hommage.


Sa hauteur est de 20,5 m[10], rien d’extraordinaire.
En revanche sa circonférence est exceptionnelle !

Le mètre ruban tombe en syncope, le décamètre déclare forfait et laisse la main au double décamètre qui affiche…

~ 11,5 m de tour[7] !

Il s’agit à ma connaissance du troisième plus gros Tilleul de France[8],
et de l’un des plus imposants d’Europe[9] !

Il est probable que certains restent dubitatifs face à cette mesure ; soit qu’ils pensent avoir affaire à plusieurs arbres, soit qu’ils estiment curieux, sinon illégitime, de mesurer du vide.
À ce propos, deux remarques succinctes:
Seule une analyse génétique permettrait de trancher définitivement, toutefois l’examen attentif de la structure de l’arbre (nous y reviendrons) ainsi que l’observation d’autres vénérables tilleuls européens de gabarits similaires permettent de supposer avec force, à défaut de certifier, qu’il s’agit d’un seul individu (chez les très vieux sujets, les troncs creux, dégradés, ouverts, éclatés, morcelés, sont davantage la norme que l’exception).
Concernant les zones vides, il faut imaginer qu’elles étaient autrefois comblées par des parties aujourd’hui disparues de l’arbre (voir schémas dans la suite de l’article). Hormis leur affaissement progressif vers l’extérieur les deux axes survivants ne se sont pas déplacés au sol, mais ont continué à croître vers l’extérieur, en périphérie du coeur absent. Ce Tilleul aurait donc peu ou prou la même circonférence s’il avait conservé la totalité de sa structure (voir sur ce photomontage ce à quoi aurait alors pu ressembler notre arbre)…

Il est communément répété que sa forme serait due à la foudre qui l’aurait fendu en deux au début du 20ème siècle.
S’il n’est pas impossible que cet arbre ait été spectaculairement foudroyé à cette période, justifiant probablement qu’on en parle encore aujourd’hui, son aspect actuel n’en est en rien la conséquence. Pour preuve (entre autres) l’illustration ci-dessous, datant de 1895[11], nous permet de constater que notre tilleul avait alors quasiment la même structure qu’aujourd’hui, et n’a donc pu être fendu à une date ultérieure.

L’hypothèse d’un foudroiement bien plus ancien n’est pas à écarter définitivement, mais en l’absence de toute trace écrite cette donnée reste douteuse, d’autant plus que l’évolution morphologique naturelle des tilleuls très âgés suffit amplement à expliquer sa forme actuelle…

Trônant au pied de l’église, l’arbre se situait jadis au coeur du cimetière (aujourd’hui déplacé[20]).

La tradition orale (jusqu’aux documents officiels) le fait remonter à l’époque d’Henri IV:

Vers l’année 1600, par décision de Maximilien de Béthune, dit duc de Sully, alors ministre du roi, de nombreux arbres, principalement des ormes, ont été plantés sur tout le territoire français.
Les vieux ormes ont pratiquement tous disparu, victimes de la maladie de la graphiose ; en revanche il subsiste encore de nombreux Tilleuls de Sully.

Dans l’imaginaire populaire les « Sully » sont des arbres de places ou de parvis d’église, lieux de rassemblement et de discussion. Mais il y a là un amalgame entre les arbres de village, dont la tradition est bien antérieure à Henri IV, et les véritables arbres de Sully.
Si la lettre patente de 1601[17] évoque bien les « places publiques », ces arbres furent principalement plantés aux carrefours et le long des grands chemins. L’objectif était plus utilitaire que symbolique, et le choix singulier de ces sites de plantation s’explique notamment par les fonctions du ministre: Sully fut nommé en 1599 « grand Voyer de France » (ministre de la voirie en quelque sorte[34]) ainsi que « Grand maître de l’artillerie de France ». La plantation massive de nombreux arbres répondaient donc, avant tout, à deux nécessités: stabiliser les voies de communications, alors en fort mauvais état, et fournir en quantité du bois de qualité pour fabriquer des affûts de canons…

Que le Tilleul de Douvaine soit un Sully est une idée séduisante, mais fausse:

Outre le fait que nous ayons affaire à un arbre de cimetière (ce qui en soi est déjà un critère excluant)[39], le simple examen du contexte historique permet d’infirmer cette hypothèse: la Haute-Savoie n’est française que depuis 1860[38], et il est donc exclu qu’on ait appliqué à Douvaine vers 1600, deux siècles et demi avant l’annexion, les directives d’un ministre d’une nation étrangère ; nation ennemie qui plus est!
(→ 1598 différend de la « paix de Vervins »[40], puis guerre franco-savoyarde de 1600 à 1601)…

Une variante raconte qu’Henri IV aurait attaché son cheval au tilleul.
Anecdote qui tient davantage d’un folklore tardif que d’une réalité historique ; le Roi de France n’ayant jamais mis les pieds à Douvaine[37].


Au tilleul de Douvaine on attribue généralement un âge d’environ 400 ans, hypothèse qui découle de celle d’une plantation sous Sully vers 1600. Ce postulat est erroné, comme nous venons de le voir ; mais se pourrait-il que cet arbre soit âgé de quatre siècles, justifiant peut-être ce quiproquo historique?

Il est possible de connaître les dimensions que peuvent prétendre atteindre des arbres plantés vers 1600 par l’examen des Sully véritables et par l’étude du rapport âge/circonférence de nombreux tilleuls dont on connait l’année de plantation.

→ Signalons, à ce propos, l’étude comparative réalisée sur 40 tilleuls de Sully par Castor masqué[18], chercheur d’arbres Isérois. Travail qui lui a permis de déduire une fourchette de circonférences allant de 5 à 7 m, avec une moyenne de 6,20 m.

Une chose est claire: notre arbre ne joue pas dans la même cour, car ses mensurations sont bien supérieures à ce qu’on pourrait attendre d’un tilleul de 400 ans.
Au vu de ses dimensions et de son aspect ce vénérable ligneux est bien plus âgé qu’annoncé!

Mais alors, quel âge peut bien avoir le Tilleul de Douvaine?

Mes propres études statistiques et bibliographiques me permettent de proposer l’estimation suivante, large et perfectible certes, mais vraisemblable:

Âge possible: entre 600 et 800 ans![12]

Probablement le plus vieil arbre de Haute-Savoie![19]

Sa plantation remonterait donc à une période comprise, en gros, entre 1200 et 1400 ; en tout cas antérieure à 1500.

Les tilleuls sont des arbres extraordinairement longévifs.
Parmi nos ligneux autochtones, rares sont les espèces à pouvoir prétendre dépasser le millénaire d’existence: if, olivier, chênes, genévriers (…)[35]  et tilleuls[36]… Dans l’absolu les candidats sont toutefois plus que rarissimes, et la plupart des arbres meurent bien avant d’atteindre la limite potentielle de longévité de leur espèce.
Même si, théoriquement, notre arbre peut espérer vivre plusieurs siècles supplémentaires (à condition d’être bien accompagné), 600 à 800 ans est déjà un âge exceptionnel…

Je trouve ce tilleul superbe, mais je sais pertinemment que le critère de beauté concernant un arbre aussi ancien (accidenté, tourmenté, asymétrique…) est une notion très subjective. S’il est vrai qu’il ne correspond pas vraiment aux canons de beauté classiques, en revanche ce vieux briscard ne manque pas de caractère ; je dirais même qu’il a de la gueule!
La partie la plus affaissée, soutenue par des étais, ajoute au pittoresque de l’ensemble. Avec un peu d’imagination on croirait voir une gigantesque main ligneuse, paume vers le ciel.

Si l’étayage est fort ancien, les piliers en revanche sont relativement récents. Ils sont venus remplacer des colonnes de béton qui elles-même se sont substituées à une ancienne structure[13] visible sur de vieilles cartes postales. Il est possible de deviner celle-ci par les sections métalliques incrustées dans le bois.


Au delà du plaisir contemplatif, il est possible de passer des heures à observer cet arbre fascinant, tant celui-ci a à nous apprendre sur l’extraordinaire résilience des tilleuls ; ainsi que, plus généralement, sur la physiologie des très vieux ligneux.

Un arbre creux serait mort ou mourant. Cette apriori/croyance populaire erronée, malheureusement fort répandue, est à l’origine de nombreuses méprises dommageables aux vieux arbres, parfois de façon funeste[23].

En fait, un arbre n’est vivant qu’en périphérie du tronc, dans la partie appelée « aubier » (auquel s’ajoute, directement sous l’écorce, une fine couche de « cambium »).
Le coeur, appelé « duramen », est quant à lui inerte…
Cette structure du bois est facile à distinguer chez certaines essences qui présentent des différences de couleurs très marquées entre aubier et duramen (comme sur la photo ci-contre).

Proportionnellement au tronc dans son ensemble la couche de bois vivant est peu épaisse (parfois même remarquablement ténue[22]). Il n’est alors pas étonnant que les arbres creux offrent une impression de fragilité et/ou de dépérissement[26].

Pourtant l’absence de bois de coeur n’est pas automatiquement liée à une dégradation de l’état de santé de l’arbre[25] ; car, rappelons-le, le duramen est constitué de tissus inertes… Donc morts!

Le creusement des vieux arbres est la norme, et non l’exception ; et chez les espèces très longévives les individus peuvent parfaitement vivre plusieurs siècles supplémentaires en étant complètement creux…

Au delà du creusement du coeur, un vieux ligneux peut perdre une ou plusieurs parties de sa structure, et ne survivre que par des lambeaux périphériques qui avec le temps peuvent offrir l’impression d’être autant d’arbres indépendants.

Concernant le Tilleul de Douvaine le phénomène est déjà fort ancien : en 1803 Jean-Bernard Ribond parlait déjà du « bouquet de tilleuls de la place de l’Eglise »[24]. ; évoquant, pour expliquer sa forme, l’hypothèse d’une plantation « en cercle de jeunes tilleuls ».

(Soit dit en passant, voici donc au moins 216 ans que notre tilleul survit avec cette structure si particulière : de quoi relativiser la notion de fin de vie d’un arbre!)[42]

Un arbre ne « cicatrise » pas, comme on l’entend trop souvent ; du moins il ne cicatrise pas comme pourrait le faire un animal, c’est-à-dire qu’il ne répare pas les tissus lésés et n’élimine pas les tissus morts.
L’arbre compartimente et recouvre ; ce qui signifie, en gros, qu’il isole la partie lésée/morte des tissus vivants en créant des barrières chimiques dans le bois (pour éviter la propagation de pathogènes) ainsi qu’une barrière physique à l’extérieur qui se matérialise par un recouvrement progressif de la plaie[27]. On parle alors de « bourrelet de recouvrement », ou de « bourrelet cicatriciel ». La rapidité du recouvrement, l’épaisseur et la vigueur de ce bourrelet, nous donnent au final davantage d’informations sur la santé de l’arbre que la blessure elle-même.


Si l’arbre perd bien plus qu’une branche, disons une partie importante de son tronc, le recouvrement devient impossible et le bourrelet prend l’aspect d’une lisière épaisse bordant les parties mortes.

Au fil du temps le bois de coeur se dégrade et finit même dans certains cas, comme ici à Douvaine, par disparaitre ; le bourrelet s’enroule alors à l’intérieur du tronc tel un ourlet.

Le phénomène est ici particulièrement spectaculaire et fascinant.

Chez les vieux arbres la circulation de la sève n’est pas répartie de façon homogène. Certains axes deviennent prioritaires: il peut s’agir du chemin le plus court allant d’une grosse racine à une charpentière[41], mais cela peut concerner le bourrelet vertical ci-dessus évoqué. Ces axes étant plus vigoureux la croissance en épaisseur est plus importante. Ils offrent alors au tronc, avec le temps, un aspect cannelé caractéristique.

Les axes les moins vigoureux peuvent même finir par disparaitre, créant un trou allongé et vertical, plus tard lui-même bordé de bourrelets épaissis. Les sections encore vivantes peuvent passer pour des arbres indépendants, ce qui peut paraître déconcertant quand ces « arbres » se rejoignent en hauteur, comme c’est le cas ici.
Spectaculaire singularité déjà remarquée par Jean-Bernard Ribond en 1803 :

« une des portions séparée par le bas se réunit dans le haut. »[24]

Le long pli vertical, nettement visible ci-dessus, est un indice de plus concernant la nature de cet étrange contrefort. Après la disparition du coeur de l’arbre les bourrelets de recouvrement d’un ancien lambeau de tronc se sont repliés sur la face interne jusqu’à se toucher…

Cette autre section très fine, quasi serpentine, est d’autant plus intrigante qu’elle semble s’être enroulée autour de la charpentière[41] qu’elle rejoint par le sommet…

Certains vieux arbres peuvent être totalement creux, le duramen ayant été évacué naturellement, par érosion, ou retiré par l’homme.
Mais dans la plupart des cas subsiste de l’humus, résultat de la décomposition du coeur, ainsi que de matériaux accumulés avec le temps (feuilles mortes, entre autres).
Certaines espèces d’arbres[28] ont la capacité de générer des racines à l’intérieur même du tronc[30], afin de puiser dans cet humus.
La chose est déjà fascinante en soi, mais devient carrément spectaculaire quand les-dites racines atteignent, avec le temps, des dimensions imposantes.
Ce phénomène, couplé à celui des bourrelets de recouvrement, offre ici le spectacle d’un fantasmagorique entrelacs de formes tarabiscotées. Impression ambivalente d’avoir affaire, tantôt à des viscères ligneuses, tantôt à des arbres enchevêtrés les uns dans les autres à la manière de poupées russes[29]!…

Suite à un traumatisme ou à un stress un arbre peut émettre des rejets : sorte de bouquet de rameaux jaillissant en périphérie d’une zone lésée, voire des branches, du tronc[31], ou de la souche ; le but étant de compenser la perte des capacités photosynthétiques (casse, élagage, abattage), de croître, ou au contraire de préserver/économiser ressources et énergie (ex:« descente de cime »[44]).
À dimensions similaires les rejets se distinguent assez aisément d’anciennes branches qui présentent des formes plus sinueuses et étalées et une écorce plus épaisse et texturée (croissance bien plus lente).
L’observation de ces différentes structures nous permet de reconstituer en partie le vécu de l’arbre, de déceler un stress passé, de deviner les casses ou tailles qu’il a pu subir.

Tous les rejets ne survivent pas et la plupart disparaissent par élagage naturel (quand ils ne sont pas coupés par l’homme) lorsqu’ils sont encore de dimensions modestes ; les plus vigoureux, quant à eux, peuvent devenir à terme assez imposants. Certains peuvent même ressembler à de petits arbres, présentant un pseudo-tronc vertical et rectiligne surmonté d’un houppier.
Phénomène particulièrement frappant concernant notre tilleul, dont l’un des rejets ressemble à s’y méprendre à un arbre ayant poussé dans l’arbre[32].


De longue date, ce tilleul a éveillé l’intérêt: étape touristique au XIXème siècle[21], illustration dans la monographie de Douvaine, classement aux monuments historiques en 1925[15], cartes postales anciennes, étayage[13] et haubanage[6], label Arbre Remarquable de France en mai 2001[14], pose de panneau, candidat au concours de l’Arbre de l’année en 2019[16], …

L’intérêt porté par la commune à son arbre est rassurant. Toutefois, certaines mesures importantes seraient à engager.

L’état du sol autour du tilleul pose problème[33]: terre battue très compacte dommageable au système racinaire qui a besoin d’oxygène. L’asphyxie des racines est un paramètre quasi systématiquement ignoré dans la gestion des arbres urbains (avant tout par méconnaissance). En outre, par le nettoyage régulier du pied de l’arbre le substrat s’appauvrit petit à petit.

→ Il faudrait pouvoir décompacter le sol et reconstituer un minimum d’humus (apport de mulch/brf et non-évacuation des feuilles mortes à l’automne)… Dans l’idéal l’espace devrait être clos[43] et l’accès au tronc limité (chemin unique), afin d’éviter le piétinement (la pose d’un platelage surélevé est une autre option)…

Toutefois la chose est politiquement malaisée: l’humain tolère mal, en général, qu’on lui interdise l’accès à un espace public, fut-ce pour de bonnes raisons. Par ailleurs, reconstituer de l’humus serait perçu par certains comme une négligence, une atteinte à la « propreté » du site.
Aussi anecdotique que cela puisse paraître, ces comportements et opinions, largement répandues, nuisent à la bonne gestion de notre patrimoine arboré: les communes soucieuses (à juste titre) de l’avis des administrés ont souvent du mal à sauter le pas en prenant des mesures qui pourraient s’avérer impopulaires.
Néanmoins, la gestion exemplaire du Chêne de Tougues devrait nous encourager dans cette voie: si l’information circule efficacement le changement peut être positivement perçu…

Autre problème à signaler: l’un des étais s’est déplacé depuis 2014 (voir ce comparatif). Est-il prévu de le redresser? De le remplacer?…

Galerie

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GPS: 46°18’19.3″N 6°17’57.1″E
Accès: très facile. Parking en face de l’église ou devant la poste à 150 m. Lors de votre visite ne loupez surtout pas, juste à côté (à ~80m du tilleul) le Platane du manoir Chapuis.
Douvaine est à 19km de Thonon, ~17km de Genève, ~60km d’Annecy, ~180km de Lyon…

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les Buis du belvédère, Thonon

Thonon-les-Bains surplombe le lac Léman d’une cinquantaine de mètres et possède plusieurs belvédères avec vue sur le lac. Ceux de la Place du Château et de la Place du Jet d’Eau, dominant le port de rives, sont les plus courus[13]. De ces hauteurs se dévoile un des plus beaux panoramas de la rive française du Léman, paysage de carte postale très apprécié des touristes et des Thononais.

Bien que ces sites soient très fréquentés, peu de monde connaît le petit peuplement de buis situé directement sous le belvédère de la place du jet d’eau ; c’est regrettable, car cette « buxaie »[1] est tout à fait remarquable.

Exceptionnelle même, comme nous allons le voir.

Ce tout petit bois en pente, traversé de chemins menant au port, possède, outre un intérêt historique (j’y reviendrai), quelques buis d’âges et de dimensions remarquables.

Buxus sempervirens est une espèce d’arbuste/arbrisseau[6] de taille très modeste ; un buis remarquable n’a donc rien d’impressionnant pour qui ne connait pas les spécificités de cette essence ; il est alors facile de passer à côté sans le remarquer.
Ceci explique peut-être, en partie du-moins, l’indifférence des autochtones[18] vis-à-vis de ces discrets ligneux.

Objectivement, je dois le reconnaître, il serait difficile de prétendre qu’un buis puisse être « impressionnant », comme le seraient un vieux chêne ou un Séquoia ; mais il arrive que certains dépassent les limites habituelles de l’espèce , devenant ainsi parfaitement remarquables.

Concernant les dimensions[12] ces limites sont fort modestes: un tronc de 15 cm de diamètre est déjà peu commun, or ici une vingtaine de buis dépassent ce seuil, certains présentent même des circonférences rarement rencontrées.

Les plus remarquables du site poussent côte à côte, en surplomb de l’un des chemins menant au port. Ils affichent des circonférences (mesurées à ~60cm du sol), de 77 et 72 cm[7]. Le plus gros atteint même 88 cm vers la base (soit presque 30 cm de diamètre).
L’aspect pittoresque de ces buis qui semblent émerger du muret en pierre accentue la remarquabilité de ce duo.

Un buis de dimension similaire, mais de port plus élancé, se trouve dans la partie aval de la buxaie, côté est, face au muret. Son tour de tronc est de 70 cm environ[8].

Cet autre individu présente, à partir d’un mètre de hauteur, deux troncs collés, séparés à environ 1m70, affichant 63 et 59 cm de tour[10] ; sous la ramification cet imposant buis mesure 91,5 cm de circonférence[11].

Ces trois Buis, dressés tels des sentinelles à l’angle de l’allée principale et de l’un des chemins descendant à Rives, affichent eux aussi de belles dimensions: ~63 – 62 – 53 cm[11].

D’autres buis remarquables parsèment cette jolie buxaie:

Si Buxus sempervirens est une espèce de taille modeste, en revanche sa longévité est grande.
Conscient de cette particularité, mais sans avoir réellement approfondi la question, j’avais vaguement estimé l’âge des plus vénérables buis du belvédère à 200/250 ans.

Partant de cette hypothèse j’ai cherché à connaître l’historique du site, dans l’idée qu’une chronologie détaillée m’aiderait à affiner cette estimation et à connaître la raison de leur présence en ces lieux.

L’envie de posséder d’agréables parcs publics et de jolis panoramas sur le Léman est une préoccupation assez récente ; ici au moyen-âge la position surélevée de Thonon permettait avant tout de surveiller le lac, avantage stratégique majeur.
Le belvédère de la place du château, comme son nom l’indique, était donc occupé par une place forte, construite au XIIIème siècle. À partir du XVème il devint la résidence du duc de Savoie Amédée VIII. Les dépendances de ce châteaux occupaient alors l’actuel belvédère.
Passons sur les divers conflits du XVIè entre la Savoie et Genève. À la fin de ce siècle (qui fût celui des guerres de religions dans le royaume de France voisin) des missionnaires catholiques furent envoyés dans le Chablais afin de convertir les habitants, passés au protestantisme à la suite de l’occupation bernoise de 1536 à 1564. De cette reconquête nous ne retenons généralement qu’un nom, Saint François de Sales ; il fût pourtant aidé dans sa tâche par les frères Capucins.

En 1602 le duc de Savoie permet aux Capucins de s’installer dans l’une des dépendances du château (celle-là même qui occupait l’actuel belvédère de la place du jet d’eau). Cet hospice deviendra un couvent en 1608.

Suite à un incendie le château est en partie détruit en 1626, il est ensuite rasé. Une illustration issue du Theatrum Sabaudiae[9] nous permet de nous faire une idée de l’apparence du convent des capucins aux environs de 1674[3].
Les buis occupent actuellement le jardin clos situé au pied de l’édifice. Ils y ont vraisemblablement été plantés pour l’aspect symbolique qu’ils revêtent dans la tradition catholique (dimanche des rameaux)[4].

Au moment de la révolution les Capucins sont chassés du couvent, qui devient alors bien national. Les lieux sont ensuite revendus aux frères Anthoinoz. Le site appartiendra à cette famille pendant près d’un siècle et demi, et sera alors connu sous le nom de « clos Anthoinoz ».

En 1946 sont inscrites à l‘inventaire des sites pittoresques, sous l’appellation « Jardins de Saint-Bon », la buxaie et plusieurs parcelles environnantes[19].

À la suite d’une longue procédure d’expropriation la ville de Thonon acquiert la propriété en 1953. Le bâtiment est rasé en 1960 offrant au site l’aspect que nous lui connaissons aujourd’hui…

Concernant les plus vieux buis ma première estimation faisait remonter la plantation au milieu du XVIIIème ; difficile à ce stade d’être plus précis, mais il est en tout cas certain qu’elle a eu lieu alors que le site était occupé par les religieux.

Ce simple constat suffirait à rendre remarquable ces ligneux, en lien direct avec l’histoire de Thonon et du Chablais!…

Récemment, il m’a été permis d’affiner mes premières estimations, avec un résultat plutôt… inattendu:

En janvier 2019 j’ai prélevé, avec l’autorisation de la ville, une section d’un buis sec. Fragment que j’ai finement poncé, puis scanné en haute résolution afin de compter les cernes de croissance. L’opération a été longue et plutôt fastidieuse, car la section était déjà assez dégradée, mais au final le résultat fût assez précis et surprenant:
Certains buis du site pourraient, à l’instar de l’individu ci-dessous examiné, avoir poussé bien plus lentement que je ne l’avais initialement supposé. Mes estimations étaient donc à revoir[17].

Sur cette section de 34 centimètres de circonférence j’ai pu compter 207 cernes! Par conséquent ce buis, plutôt modeste au regard du reste du peuplement[16], était âgé d’au moins 207 ans![14]

Conservant ma première estimation comme moyenne basse, j’ai calculé des valeurs hautes[17] à partir du rapport cernes/circonférence de ce prélèvement. J’ai ainsi obtenu des fourchettes d’âges plutôt crédibles/vraisemblables:

Les buis du belvédère seraient âgés, pour la plupart, de 150 à 250 ans ; les plus vieux auraient jusqu’à 350 ans.
Résultats encore plus impressionnants concernant les individus les plus imposants du site dont l’âge avoisinerait les 400 ans!

Bien que conscient de la longévité de l’espèce j’ai été stupéfié par ces résultats.

Incroyable mais néanmoins historiquement cohérent, car ces quatre siècles nous renvoient à l’arrivée des capucins![15]

Une buxaie tout à fait exceptionnelle donc!

Des travaux ont été réalisés fin 2018/début 2019 (réfection des chemins et pose de barrières solides)[5] permettant une mise en valeur méritée du site ; et par conséquent de ses ligneux exceptionnels (même si ce n’était pas le but visé). Toutefois, plusieurs buis ont été blessés au cours des opérations (collet, racine) ; leur état sanitaire est donc à surveiller.

Les Thononais devraient par ailleurs s’inquiéter (s’indigner même) des actes de vandalisme dont sont parfois victimes les buis, ainsi que de l’habitude qu’ont pris certains de faire de ce site exceptionnel une poubelle à ciel ouvert (en particulier en aval de la buxaie, le long du muret)[2].

Galerie

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GPS: 46.374506 , 6.480249
Accès: très facile.

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l’Arbre de Judée du Miroir

L’arbre de Judée est une essence du sud-est de la méditerranée et du proche orient.
L’origine biblique de son nom est communément avancée : Judas Iscariote se serait pendu à une branche de cet arbre après avoir trahi le Christ. Il se peut toutefois qu’il y ait eu avec le temps une confusion/amalgame entre Judas et la région de Judée[2] (actuellement Israël et Palestine). Que l’arbre ait été nommé en fonction de son origine géographique est bien plus probable.

Plus proche de nous on le trouve sur les coteaux chauds, secs et ensoleillés du sud de la France, mais son caractère autochtone[3] est controversé : pour certains il a été introduit au XVIème siècle, pour d’autres il pourrait avoir été rapporté de terre sainte par les croisés[1] en raison du symbole qu’il représente ; il se pourrait enfin que sa présence en France soit bien plus ancienne comme semble l’attester la découverte de Fossiles[4].
Plus au nord, pour sa beauté et grâce à une bonne rusticité l’arbre est fréquemment planté dans les parcs et jardins.

Impossible de confondre l’arbre de Judée avec d’autres espèces une fois identifiées certaines de ses caractéristiques :
petit arbre, plutôt étalé, présentant généralement plusieurs troncs ou un tronc ramifié assez bas ; branches sinueuses, écorce très sombre et finement gerçurée.
Les vieux individus ont tendance à pencher/plier et présentent parfois un tronc superbement torsadé.


Pour identifier l’espèce, feuilles, fruits et surtout fleurs, sont les parties les plus caractéristiques :

Ses feuilles ont l’aspect d’un coeur émoussé ; et s’il n’y avait à la base l’échancrure due au pétiole elles sembleraient parfois presque rondes. Fruits en forme de petites gousses brun-rougeâtre pendantes qui persistent longtemps sur l’arbre.

Mais s’il y a bien une chose à retenir de l’arbre de Judée c’est sa fantastique floraison :
les fleurs, très nombreuses et d’un rose soutenu, apparaissent avant les feuilles et semblent littéralement gainer l’arbre. Elles ont en effet la particularité de pousser directement sur les branches, même les plus grosses, jusqu’au tronc lui-même ; on dit alors de cette espèce qu’elle est « cauliflore »[5]. Cette particularité botanique, fréquente en milieu tropical, est chez nous suffisamment insolite pour en faire un critère de détermination imparable.

Le contraste entre ces touffes roses et l’écorce presque noire est splendide !
Qui a vu fleurir de près un arbre de Judée n’est pas près de l’oublier.


La commune de Publier abrite un fantastique représentant de cette espèce.
Au premier abord cet arbre n’est pas le ligneux le plus impressionnant du parc du Miroir ; en dehors de sa période de floraison on pourrait même ne pas y faire attention, les séquoias voisins et le panorama sur le lac Léman ayant tendance à lui voler la vedette.

Mais ne vous y trompez pas, il s’agit bien (et de loin) de l’arbre le plus remarquable du parc!

Individu trapu, d’aspect vénérable. Structure en « Y » assez massive, beau fût cannelé, en partie écorcé : ancienne grosse charpentière coupée, ayant entraîné le dessèchement de la partie du tronc correspondant au circuit de circulation de la sève. Arbre creux. Houppier déséquilibré côté lac

Il n’est pas impossible qu’il s’agisse d’un ancien double-tronc fusionné, mais pour ma part je pense plutôt qu’il s’agit d’un tronc unique ramifié assez bas. Ses mensurations sont exceptionnelles pour l’espèce ; d’autant plus incroyable que nous nous trouvons en dehors de son aire naturelle.

Circonférence : 3,86 m au plus étroit[9].

Un des plus gros[6] arbres de Judée de France !

La longévité de l’espèce semble plutôt faible : les plus vieux spécimens dépassent de peu les 200 ans, mais la majorité des arbres atteint généralement 100 à 150 ans[8]. Difficile d’estimer l’âge de cet individu, mais il parait probable – du moins vraisemblable – qu’il avoisine le siècle et demi (l’arbre fût planté dans une grande propriété privée en bord de lac, devenue aujourd’hui un parc public très fréquenté).

Sans être exceptionnelle sa hauteur – 11 m[10] – est tout de même relativement élevée, car si l’espèce peut atteindre 15 à 16 m elle ne dépasse habituellement pas 10 m[7].

 

Outre ses dimensions, sa beauté et sa présence un peu inattendue au bord d’un lac savoyard, cet arbre de Judée possède une autre corde à son arc ; curiosité qui n’aura pas échappé aux plus observateurs :
un merisier de belle taille pousse au niveau de la fourche, au coeur du tronc creux riche en humus, et mêle son feuillage à celui de son hôte.
De loin, avec son double feuillage et sa double floraison, notre Cercis ressemble à une étrange chimère végétale .

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GPS: 46.399386 , 6.531147
Accès: Très facile. Parc très fréquenté. Parking plage d’Amphion ou cité de l’eau. À mi-chemin entre Evian et Thonon ; ~40 km depuis Genève ; ~80 km depuis Annecy.

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le Frêne de Talavé


Situé au coeur du massif des Bornes le plateau des Glières est un plateau calcaire d’une altitude moyenne de 1 450 mètres[10] ; ce qui n’est pas si élevé pour notre département dont l’altitude moyenne est de 1160 m[10].
Pourtant, vu des vallées environnantes le site peut paraître inaccessible.

L’aspect imprenable du plateau des Glières est à l’origine de sa renommée.

Lors de la seconde guerre mondiale[8], profitant de cette topographie particulière, une centaine de maquisards s’y installe pour organiser une résistance que l’on peut qualifier d’héroïque, tant les conditions de vie étaient rudes, l’issue incertaine, et les forces en présence déséquilibrées. La résistance des Glières enflammera les esprits et les imaginations au point de se transformer en un véritable mythe moderne (qui n’est pas sans évoquer, je trouve, l’antique bataille des Thermopyles).


Le site est depuis lors célèbre bien au delà du département – voire même au delà de nos frontières – pour le rôle qu’il a joué lors de ce conflit et comme symbole de résistance à l’oppression…

L’accès le plus connu et le plus emprunté, menant au monument de la résistance, se fait depuis Thorens-Glières ; mais il existe une autre route, plus discrète, au nord-est du plateau, au coeur même des sites les plus chargés d’histoire[11].
Après de nombreux lacets, arrivés au plateau, vous tomberez sur une autre sorte de résistant.

Avec son aspect de ruine végétale d’aucuns auraient du mal à qualifier le Frêne de Talavé de « beau » : port dissymétrique, structure biscornue ; houppier clairsemé ; tronc massif, abîmé, grêlé, couvert de boursouflures et d’anciennes blessures ; charpentières frêles aux nombreuses branches sèches ; le tout couvert de mousses, de lichens et de plantes épiphytes.

Ces défauts apparents lui confèrent pourtant un charme étrange, captivant, une noblesse un peu bourrue.

On ne peut rester insensible face à cet impressionnant Fraxinus marqué par le temps, véritable colosse ligneux surplombant la route, gardien du vallon de Talavé[1] et de son obscur passé.

On pense évidemment aux événements tragiques et glorieux du siècle dernier, aux batailles qui ont eu lieu non loin de là, voire au pied même de l’arbre : le chalet qu’il jouxtait[4] à l’époque ayant vraisemblablement été brûlé par les Allemands[2].

« Le matin du 5 avril [1944] , des jeunes (…) grimpent sur le plateau des Glières, accompagnés par les gendarmes (…) Tandis que la luge redescend, les gendarmes et les jeunes continuent leur avance sur le plateau. Le café des Chasseurs de Mme Bussat est brûlé, de même que les chalets du Talavé et de la Revoue. Quelle désolation ! » [7] 

Il ne reste aujourd’hui de cette bâtisse que la base des murs en pierre, couverts de mousses et masqués par une végétation oblitérant peu à peu ce tragique passé.

Le Frêne de Talavé, témoin vivant (littéralement) de cette époque trouble, symbole de résistance et de résilience, n’aurait alors que plus d’intérêt ![3]

Côté dimensions on a affaire à un véritable colosse.


Il s’agit à ce jour, avec ses 5,51 mètres de circonférence[5], du plus gros Frêne connu de Haute-Savoie[12].

Sa hauteur, 22 m[5], est en revanche plutôt commune.

Il serait âgé d’environ 200 ans[6] ; ce qui est assez élevé pour l’espèce, car si certains individus atteignent des âges très élevés (dans des conditions bien particulières), la plupart des vieux frênes ne dépasse pas les 200 à 250 ans.

Vu sa structure (tronc massif et court, branches de faibles grosseurs) il n’est pas impossible qu’il ait été anciennement taillé. Une photographie aérienne de 1936[9] montre un houppier peu imposant, ce qui pourrait confirmer cette hypothèse.

L’arbre semble encore relativement vigoureux malgré son aspect délabré. De nombreuses plantes épiphytes, dont un petit épicéa et un gros sorbier des oiseaux, y ont élu domicile.

Mise à jour mai 2022 : triste nouvelle, le frêne s’est effondré au sol, probablement récemment[13]. Une partie de sa structure a été tronçonnée et évacuée…

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GPS: 45.97648 , 6.369887
Accès: par Bonneville (~18km) ou depuis Annecy via Thônes et le Grand-Bornand (~37km). Sur la D12 à ~2km au sud du Petit-Bornand-les-Glières empruntez le pont menant au plateau des Glières. Après 5km de lacets vous arriverez au pied du Frêne.

Arbre signalé par Claude Lebahy, présenté sur le livre « Arbres remarquables en Haute-Savoie ».
Merci à Marc Chuard pour les compléments d’infos apportés.
crédits photos d’archives: glieres-resistance.org / Raymond Perrillat (association des Glières) / fonds Jean Bochard

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