Parmi les arbres les plus intéressants que possède la commune de Chens-sur-Léman, il en est un qui mérite tout particulièrement d’être mis en lumière: il s’agit du Chêne de Tougues ; arbre remarquable à plusieurs titres: beauté, dimensions, âge et localisation plutôt inattendue.
Outre les critères ci-dessus évoqués, des mesures de protection et de valorisation de cet arbre vénérable ont été engagées par la commune ; ajoutant à la liste de ses qualités propres l’aspect symbolique d’un projet exemplaire, amené, je l’espère, à devenir un modèle du genre en Haute-Savoie.
Mais avant d’évoquer ce projet intéressons nous aux différents aspects de la remarquabilité de ce chêne :
Un arbre superbe:
Port noble, étalé et majestueux ; houppier[1] très large ; beau fût[2] aux courbes douces, net et dégagé, exempts de gourmands[3] ; structure élégante, harmonieuse ; nombreuses belles charpentières[4] sinueuses ; aspect préservé, impression de vigueur[28]…
De surcroît sa situation isolée[5] lui a permis d’exprimer tout son potentiel ; augmentant sa valeur esthétique et donc, par conséquent, son côté photogénique/pittoresque.
Enfin, d’un point de vue paysager, son implantation à une cinquantaine de mètres du lac Léman est un atout de plus…
À ses pieds, sous son imposant houppier, il serait difficile pour qui a des yeux pour voir et un coeur pour ressentir, de rester insensible à la majesté qu’il dégage.
Il s’agit, pour moi, d’un des plus beaux chênes du département[6]…
Les chênes sont des arbres on ne peut plus communs[7]. Invoquer une « localisation inattendue » comme critère supplémentaire de remarquabilité pourrait dès lors sembler un peu étrange.
Afin d’élucider ce paradoxe apparent laissez-moi vous présenter une particularité de cet arbre, et pas des moindres (bien qu’elle ne soit pas du tout évidente de prime abord) :
La France compte plusieurs espèces de chênes autochtones[9], en majorité méridionales ; mais en terme de distribution et de quantité deux d’entre elles sont largement majoritaires[10] :
le Chêne pédonculé (Quercus robur),
et le Chêne sessile (Quercus petraea).
– Le premier, même s’il est présent en forêt, se plaît davantage en situation isolée, en haie bocagère , en bosquet, car il est gourmand en lumière ; il aime les sols riches , profonds, plutôt humides.
On le reconnaît[11] par son gland porté par un pédoncule (d’où son nom).
– Le second, bien plus frugal, moins exigeant en lumière et en humidité, est un arbre typiquement forestier[12].
Contrairement au pédonculé ses glands paraissent accrochés aux rameaux (on dit, en terme botanique, qu’ils sont « sessiles »).
En raison des différences évoquées ci-dessus (écologie, lumière, sol, etc) quasiment tous les chênes isolés et les gros chênes hors forêt sont des pédonculés.
Ceux-ci représentent par ailleurs la majorité des chênes remarquables inventoriés en France et à travers l’Europe[13].
Le bon sens voudrait donc que nous ayons ici affaire à l’espèce robur , mais contre toute attente il s’agit d’un petraea[8]!
Il est du coup tout à fait inhabituel, et même plutôt rare[14], de découvrir un si gros sessile solitaire là où on s’attendrait à rencontrer un pédonculé ! Voilà pourquoi j’évoquais une localisation inattendue…
Concernant ses dimensions :
le Chêne de Tougues affiche 4,60 m de tour[15].
Une circonférence parfaitement remarquable, sans être exceptionnelle toutefois[16] (les chênes colosses étant relativement nombreux dans les inventaires). Notons cependant que l’espèce Q.petraea n’atteint pas les dimensions de Q.robur[17] ; un chêne sessile est donc, à circonférence égale, un peu plus remarquable qu’un chêne pédonculé.
À ce jour, en l’état actuel de mes prospections, le Chêne de Tougues est même le 2ème plus gros sessile du département[18], à deux petits centimètres seulement derrière celui de Saint-Jeoire (alors qu’une 20aine de pédonculés sont recensés avec des circonférences égales ou supérieures).
Sa hauteur, 24,4 mètres[19], n’a en revanche rien d’extraordinaire[20]. Mais ce n’est pas étonnant car isolé[5], sans concurrence immédiate, il n’a pas eu à engager de course à la hauteur, comme cela aurait été le cas en forêt.
L’étendue de son houppier est par contre peu commune, car couvrant une superficie de 687 m² , avec une largeur maximale de 32 m[21].
Port ample qui contribue fortement à l’aspect grandiose de cet arbre…
J’estime son âge compris entre 200 et 250 ans[22] ; estimation que d’aucuns pourraient qualifier de timide, mais qui a le mérite d’être raisonnable/vraisemblable. Il n’est toutefois pas impossible qu’il soit plus âgé, éventuellement jusqu’à 300 ans, mais pas davantage à mon avis.
L’a priori populaire fait du chêne un arbre aisément millénaire. Or, si effectivement il en existe de plus de 1000 ans, rarissimes sont les individus atteignant un âge aussi canonique ; 500 ans constitue, en réalité, une limite franchie par bien peu d’arbres ; et 300 ans est déjà un âge tout à fait remarquable pour un chêne.
Difficile pour l’esprit humain de penser en siècles, mais prenons tout de même conscience que notre arbre était vraisemblablement contemporain de Louis XVI, de Mozart, ou encore de Jean-Jacques Rousseau !
Au XVIIIème le site appartenait au châtelain de Beauregard.
Après la révolution, au milieu du siècle suivant, marqué par l’essor du tourisme thermal, Charles Carrier[23], alors propriétaire des lieux, effectue une demande d’autorisation de commercialisation des eaux minérales qui jaillissent à Tougues[24]. Autorisation accordée en 1869, à la suite de quoi il « fait construire un petit complexe hôtelier »[25] (visible sur de nombreuses cartes postales anciennes[26]).
Le chêne était situé dans le parc de cet hôtel.
Jusqu’à fin XIXème les chênes étaient bien plus nombreux à Tougues et notre arbre est vraisemblablement le dernier représentant d’un ancien bois de chênes situé à proximité[27].
Il n’est pas impossible que l’arbre ait servi de repère trigonométrique pour le cadastre de 1883[31]. Dans ce cas cela signifie qu’il était déjà imposant il y a 136 ans.
Un âge estimé de 200 à 250 ans (voire 300) signifierait une germination possible/probable entre 1770 et 1820 , au plus tôt vers 1720 ; et s’il a été planté cette plantation a dû avoir lieu, au plus tard, vers 1830. L’arbre est donc, quoi qu’il en soit, antérieur à la construction de la bâtisse ; Il serait alors intéressant de connaître l’histoire du site entre 1720 et 1820 (mais je n’ai pour l’instant rien trouvé à ce sujet)…
Comme je l’évoquais en introduction, outre les critères de remarquabilité évoqués ci-dessus, le Chêne de Tougues se distingue par le caractère exemplaire du projet de protection et de valorisation qui lui est consacré.
Petite chronologie :
Début 2018 Thierry Leborgne[29], président d’une association locale de défense de l’environnement, m’informait de la possibilité que cet arbre soit prochainement « élagué » pour des raisons de sécurité (le lieu étant très fréquenté). Sachant ce que le terme d’élagage implique bien trop souvent (tailles inadaptées, trop sévères, parfois inutiles, etc) j’étais plutôt inquiet ; je me suis alors empressé de contacter la municipalité pour proposer une autre approche : l’idée principale étant, pour répondre à cette problématique de sécurité sans avoir à défigurer ce chêne superbe, d’établir un périmètre clos à l’aplomb du houppier. Périmètre qui permettrait, en outre, de préserver le système racinaire du tassement dû à la forte fréquentation du site, et d’éviter l’appauvrissement du sol (tontes régulières, évacuation des feuilles mortes = très peu d’humus).
Message très bien accueilli je dois le dire[30].
En août 2018 je rencontrais Laurent Peronin (arboriste grimpeur, éducateur grimpe d’arbres et paysagiste)[32] à l’occasion d’une animation qu’il réalisait au Salève. Une bien belle rencontre. J’ai alors tout naturellement pensé à lui concernant le chêne de Tougues, car au-delà de ses compétences en terme d’élagage j’ai été touché par son intégrité, sa franchise, et son amour pour les arbres.
En février 2019 nous avions rendez-vous à Tougues avec Madame Pascale Moriaud, Maire de Chens, pour évoquer les actions que nous préconisions pour le Chêne. Laurent était en première ligne, car concernant l’aspect sécuritaire – prioritaire à ce stade – je n’étais pas un interlocuteur légitime. Un premier échange très intéressant.
Nous ont ensuite rejoint sur ce projet Lionel Staub (Expert Forestier)[33], et Simon Leclerc (grimpeur et sculpteur)[34].
Nous avons alors réalisé un dossier synthétique, reprenant les points abordés, accompagné de quelques croquis afin de visualiser les différentes pistes d’aménagement proposées…
Avant de décrire les applications concrètes de ce projet je tiens à souligner un point important : au sujet des arbres remarquables en presque 10 ans d’échanges avec de nombreuses municipalités à travers le département je n’ai encore jamais rencontré une telle ouverture d’esprit et une telle volonté d’engagement. Un positionnement exemplaire qui mérite d’être signalé !
Première phase – mai 2019 :
– élagage léger (retrait des bois morts de grosses sections).
– expertise sanitaire.
Deuxième phase – juin 2019. Début des aménagements :
– Création et pose des barrières, de l’arche d’entrée et du panneau. Le tout à base de récupération de tonneaux de chênes.
– Réalisation du chemin d’accès en sable et galets locaux.
Troisième phase – prévue au printemps 2020. Plantations :
L’idée étant, dans un premier temps, de clore les espaces vides entre les barrières par des haies vives de petits ligneux autochtones ; puis dans un second temps de planter dans l’espace clos, sous le houppier, quelques massifs de plantes poussant habituellement en compagnie du chêne sessile[35]. Massifs clairsemés entre lesquels doit être répandu du mulch.
À suivre…
Galerie
Localisation: cliquez ici
GPS: 46°19’21.1″N / 6°15’28.8″E
Accès: très facile. Parking à moins de 200 m de l’arbre. Situé à 18 km de Genève, 70 km d’Annecy, 175 km de Lyon,…