l’Orme du Guidou

Sciez est une commune Chablaisienne riche en ligneux d’intérêt. L’un d’eux mérite qu’on s’attarde un peu sur son cas tant il cumule de qualités: dimensions hors du commun, beauté, rareté, intérêt paysager, intérêt botanique, cadre.
Tout compte fait, une sorte d’archétype de l’arbre remarquable.

Il s’agit de l’Orme du Guidou.

Impossible de louper cet arbre isolé qui domine la route de sa majesté et attire le regard de façon magnétique.

Fût droit et élevé ; houppier haut perché ; port harmonieux, équilibré ; silhouette quasi-parfaite de l’arbre idéalisé.

La beauté de ce ligneux suffirait à le rendre remarquable ; mais cet arbre nous réserve d’autres surprises…


Les Ormes sont de grands arbres aux feuilles simples à pétiole court, alternes (insérées à des hauteurs différentes), aux bords  doublement dentés (les dents ont de petites dents), asymétrique à la base base (parfois très fortement, mais pas toujours évident) ; aux nervures bien dessinées, plus ou moins rectilignes et parallèles, parfois fourchues.

L’observation du fruit est toutefois un bien meilleur moyen d’identifier un orme: sorte de petite soucoupe volante verdâtre ; en fait un fruit sec entouré d’une aile membraneuse. Une « samare«  en langage botanique.
Au printemps l’orme est facile à reconnaître, y compris en forêt, car il se couvre en mars/avril de petites fleurs pourpres conférant au houppier une teinte rougeâtre ; fleurs se transformant ensuite en grappes de samares offrant une impression de début de feuillaison – l’arbre apparait constellé de taches vertes – alors qu’en observant plus attentivement on constate facilement qu’il ne s’agit pas de feuilles, celles-ci apparaissant plus tard.

Notre flore française compte trois espèces autochtones:

l’orme de montagne, l’orme champêtre et l’orme lisse.

Pour les distinguer il est important d’observer, entre autres:
les critères écologiques (où pousse cet arbre? À quelle altitude? Dans quel type de milieu), la taille des feuilles, leur rugosité, leur forme (présentent-elles des cornes? Sont-elles fortement ou peu asymétriques à la base? Les nervures sont-elles fourchues?) ; la présence où non de crêtes liégeuses sur les rameaux, de gourmands sur le tronc, de contreforts à la base ; l’aspect et la texture des fruits (ciliés? Sont-ils portés par un long pédoncule? La graine est-elle bien au centre?)…

Malgré quelques critères assez simples il n’est pas toujours évident de parvenir à une détermination certaine: les feuilles présentent des formes très variées au sein d’une même espèce (et même parfois sur un même individu), et ne sont, tout comme les fleurs et les fruits, pas toujours accessibles. En outre les ormes ont une fâcheuse tendance à s’hybrider[1], présentant alors des caractères intermédiaires. Il serait donc préférable de parler de «complexe d’espèces»[2]

L’orme de montagne (Ulmus glabra) est de très loin le plus fréquent dans le Chablais, essentiellement comme son nom l’indique en montagne, de préférence en situation fraiche et humide.

Le champêtre (Ulmus minor) est bien plus difficile à dénicher. Davantage collinéen et préférant la chaleur, on le retrouve certainement plus fréquemment à l’ouest du département.

L’orme lisse (Ulmus laevis) est quant à lui considéré dans l’absolu comme plutôt rare. Rareté due en partie à la disparition progressive de son habitat naturel: les forêts riveraines, ou « ripisylves ». Milieu fortement menacé par les activités humaines.
Laevis n’est pas considéré comme spontané en Haute-Savoie[15], notre département étant situé en limite de son aire naturelle de répartition (davantage orientale et continentale que minor. Voir ces cartes). En outre il s’agit d’un arbre de plaine, ne dépassant pas les 400 m d’altitude[16], facteur réduisant drastiquement les sites de présence potentielle en Haute-Savoie (voir ici).
Les individus de cette espèce sont chez nous plantés, ou éventuellement subspontanés[17], mais dans tous les cas rarissimes[3].

Je parlais de surprise en début d’article, et bien figurez-vous que notre arbre est en fait un orme lisse!

J’ai longtemps douté (d’ailleurs l’arbre est souvent annoncé comme orme champêtre) jusqu’à ce que je puisse confirmer un critère caractéristique incontestable: fleurs et fruits sont longuement pédonculés.

Pour son appartenance à l’espèce laevis notre arbre est donc une pépite, une perle, un joyau parmi les vénérables ligneux du cru, qui vaut le détour et mériterait d’être préservé.

Deuxième effet Kiss cool: cette rareté n’est pas simple, mais double!

Les Ormes peuvent, dans l’absolu, atteindre un âge avancé et présenter d’imposants diamètres[4] ; toutefois les vieux et gros individus sont de nos jours rarissimes. Comment expliquer cet étrange paradoxe?

Le Fautif s’appelle « Graphiose« : une maladie foudroyante  due à un champignon exotique – transporté par un petit insecte – qui entraîne un dessèchement et une mort rapide de l’arbre infecté[5].
Les grosses épidémies du siècle dernier[6] nous ont privé de la quasi-totalité de nos vieux ormes Européens[7]. Les rescapés sont de véritables miraculés qu’il serait urgent de protéger (peu souvent le cas malheureusement).

Si l’Orme du Guidou n’atteint pas les limites potentielles de l’espèce il s’agit toutefois indéniablement d’un vieil individu, probablement planté entre 1850 et 1890.[10]

Ses dimensions, sans atteindre non plus les records connus, sont tout à fait remarquables:

4,45 m de circonférence[8]

La hauteur, sans être extraordinaire, est tout de même honorable pour un arbre isolé: 27,5 m[9]

 

La route du Moulin de la Glacière mène au château de Coudrée ; bel édifice du XIIè siècle qui fût un temps la demeure de la famille d’Allinges, une des plus anciennes d’Europe.

Le Guidou faisait initialement partie du domaine.
On y trouve un ancien moulin et quelques remises agricoles aujourd’hui reconverties (musée des pompiers, musée de la préhistoire, Théâtre)[11].

L’Orme du guidou était accompagné d’autres ligneux[12] constituants une allée menant au château. Il est aujourd’hui le seul survivant de cet alignement remarquable.

Si la commune est au courant de l’intérêt de cet arbre, celui-ci n’est pas pour autant hors de danger. Outre la graphiose l’orme n’est pas à l’abri des incivilités (un feu aurait été allumé à son pied), de traitement inadaptées (taille des rejets du tronc avec du matériel contaminé) et des dommages potentiels liés à la présence de la route à son pied (impact contre le tronc, atteinte au système racinaire en cas de travaux). De plus un projet d’élargissement de la route serait à l’étude[13]. L’arbre n’y survivrait probablement pas.[14]

Galerie

Localisation: cliquez ici
GPS: 46°20’04.2″N 6°22’49.8″E
Accès: facile. Non loin de la D1005 (à 9 km de Thonon, 24 km de Genève, ~70 km d’Annecy, ~190 km de Lyon). Possibilité de se garer au parking du Musée Guidou à moins de 100 m de l’arbre… Quitte à visiter l’orme il serait dommage de louper les autres ligneux remarquables du secteur: la Buxaie de Coudrée (à ~900m), le Chêne (1km) et les Pins sylvestres (1,6km) de la Grande Corne, le Châtaignier de Jussy (2,5 km), etc.

notes:

1) Du moins U.Minor avec U.glabra car U.laevis, génétiquement plus proche de l’orme d’Amérique (Ulmus Americana) ne s’hybriderait pas avec les deux espèces précédentes (srce E.Collin).
2) Lire à ce propos les travaux d’Eric Collin.
3) Je n’ai pour ma part jamais rencontré d’autres ormes lisses que celui du Guidou. Deux U.laevis seulement sont signalés au catalogue départemental: Talloires (1905 et 1914, Beauverd, G), Saint-Jorioz (2005, Denis Jordan).
4) record à plus de 9 m de circonférence.
5) Ophiostoma ulmi et sa sous-espèce, encore plus agressive, Ophiostoma novo-ulmi. Champignon véhiculé par de petits insectes: les scolytes de l’orme. La mort survient en peu de temps, généralement moins de deux ans. Il existe des méthodes de lutte, mais leur complexité et le coût qu’elles représentent nécessite un engagement important de la part des collectivités. Et il est bien connu qu’en France, culturellement, l’arbre est loin d’être une priorité.
6) Deux grosses épidémies, à partir de 1916 puis à partir de 1970. On peut même parler de « pandémie » car l’Europe entière est concernée. Bien peu d’arbres ont survécus. Par exemple il existait 30000 ormes à Paris avant l’épidémie des années 70, sept ans plus tard il n’en restait pas plus de 10, soit 0,03% ! Pertes plus progressives et comparativement moins importantes en campagne, mais tout aussi catastrophiques. Source doc INRA, J. Pinon et L.Feugey. Outre la disparition des individus remarquables, ces épidémies ont entraîné un inquiétant appauvrissement de la diversité génétique. Il est important toutefois de préciser que les ormes ne sont pas pour autant menacés d’extinction (voir travaux Eric Collin).
7) Les vieux ormes lisses seraient toutefois moins rares que les vieux ormes champêtre selon Eric Collin, l’espèce étant moins attractive pour les scolytes.
8) Au 26/11/17. Ancienne mesure: 4,39 m au 14/6/15.
9) Au dendromètre Suunto le 24/3/16. Ulmus laevis peut atteindre 35 m de haut mais dépasse rarement 30 m.
10) L’Orme lisse vit rarement plus de 200 ans, mais il existe un certain nombre d’individus remarquables plus âgés, atteignant jusqu’à 300 ans, voire même 400 ans pour les plus exceptionnels.
11) Plus d’infos ici.
12) Probablement des chênes (arbres encore visibles sur l’image satellite de 2000, mais plus sur celle de 2004). Certains devaient être immenses et majestueux (vu les souches restantes). Voir cette chronologie… Un mystère demeure: pourquoi avoir planté un orme lisse à cet emplacement?
À noter la présence au Guidou d’un Peuplier noir énorme (ref Denis Jordan), arbre aujourd’hui lui aussi disparu…
13) Un autre itinéraire existe pour accéder à Coudrée, l’élargissement n’est donc pas indispensable, mais il est bien difficile de convaincre ceux pour qui, conceptuellement, l’arbre se classe entre le lampadaire et le panneau indicateur.
14) Un dossier a été déposé (vers 2009/2010) à l’association ARBRES pour faire labelliser cet Orme « Arbre Remarquable de France ». Dossier qui n’a pas été retenu pour une raison, semble-t-il, de trop grande densité d’arbres labellisés à proximité. Pour ma part je ne comprends pas bien cet argument: un arbre est exceptionnel où ne l’est pas, fut-il entouré d’autres ligneux exceptionnels. Ce label serait un sacré avantage pour améliorer sa visibilité et favoriser sa protection.
15) Source D.Jordan.
16) Source Flora Gallica. L’espèce préfère les altitudes inférieures à 300 m mais peut éventuellement monter jusqu’à 500 m en Suisse (Source E.Collin). Pour info l’orme du Guidou est situé à 389 m…
17) « Presque spontané ; se dit d’une espèce végétale introduite par l’homme – elle n’est donc pas spontanée -, mais le plus souvent depuis fort longtemps, de telle sorte qu’elle s’est adaptée à ses nouvelles conditions de vie, se régénérant et croissant comme un végétal spontané. Le mot est à peu près synonyme de naturalisé » J.Brosse, Larousse des arbres.

3 thoughts on “l’Orme du Guidou

  1. Tu as raison, il cumule toutes les qualités d’un arbre remarquable fantastique 🙂
    Il fait parti de ma liste des arbres à voir en priorité en Haute-Savoie !

    Un article très bien documenté comme à ton habitude, du beau boulot, bravo !

  2. Bonjour, je tombe par hasard sur cet article, cherchant à en savoir plus sur les ormes – suite à un récent témoignage d’une personne passée chez nous (Beaujolais) nous laissant entendre que les poutres massives de la toiture de la maison (1820-30) seraient issues de ces ormes anciens aujourd’hui disparus.

    Merci pour ce travail documenté et rigoureux, je me suis régalée à la lecture !

    • Merci pour votre commentaire.
      Les Ormes (enfin le peu qui subsistent) méritent toute notre attention. Leur avenir est toujours incertain. Il y a peu disparaissait le plus gros Orme de Haute-Savoie, probablement victime de la graphiose. Un autre orme exceptionnel semble lui aussi touché…

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