les Buis du belvédère, Thonon

Thonon-les-Bains surplombe le lac Léman d’une cinquantaine de mètres et possède plusieurs belvédères avec vue sur le lac. Ceux de la Place du Château et de la Place du Jet d’Eau, dominant le port de rives, sont les plus courus[13]. De ces hauteurs se dévoile un des plus beaux panoramas de la rive française du Léman, paysage de carte postale très apprécié des touristes et des Thononais.

Bien que ces sites soient très fréquentés, peu de monde connaît le petit peuplement de buis situé directement sous le belvédère de la place du jet d’eau ; c’est regrettable, car cette « buxaie »[1] est tout à fait remarquable.

Exceptionnelle même, comme nous allons le voir.

Ce tout petit bois en pente, traversé de chemins menant au port, possède, outre un intérêt historique (j’y reviendrai), quelques buis d’âges et de dimensions remarquables.

Buxus sempervirens est une espèce d’arbuste/arbrisseau[6] de taille très modeste ; un buis remarquable n’a donc rien d’impressionnant pour qui ne connait pas les spécificités de cette essence ; il est alors facile de passer à côté sans le remarquer.
Ceci explique peut-être, en partie du-moins, l’indifférence des autochtones[18] vis-à-vis de ces discrets ligneux.

Objectivement, je dois le reconnaître, il serait difficile de prétendre qu’un buis puisse être « impressionnant », comme le seraient un vieux chêne ou un Séquoia ; mais il arrive que certains dépassent les limites habituelles de l’espèce , devenant ainsi parfaitement remarquables.

Concernant les dimensions[12] ces limites sont fort modestes: un tronc de 15 cm de diamètre est déjà peu commun, or ici une vingtaine de buis dépassent ce seuil, certains présentent même des circonférences rarement rencontrées.

Les plus remarquables du site poussent côte à côte, en surplomb de l’un des chemins menant au port. Ils affichent des circonférences (mesurées à ~60cm du sol), de 77 et 72 cm[7]. Le plus gros atteint même 88 cm vers la base (soit presque 30 cm de diamètre).
L’aspect pittoresque de ces buis qui semblent émerger du muret en pierre accentue la remarquabilité de ce duo.

Un buis de dimension similaire, mais de port plus élancé, se trouve dans la partie aval de la buxaie, côté est, face au muret. Son tour de tronc est de 70 cm environ[8].

Cet autre individu présente, à partir d’un mètre de hauteur, deux troncs collés, séparés à environ 1m70, affichant 63 et 59 cm de tour[10] ; sous la ramification cet imposant buis mesure 91,5 cm de circonférence[11].

Ces trois Buis, dressés tels des sentinelles à l’angle de l’allée principale et de l’un des chemins descendant à Rives, affichent eux aussi de belles dimensions: ~63 – 62 – 53 cm[11].

D’autres buis remarquables parsèment cette jolie buxaie:

Si Buxus sempervirens est une espèce de taille modeste, en revanche sa longévité est grande.
Conscient de cette particularité, mais sans avoir réellement approfondi la question, j’avais vaguement estimé l’âge des plus vénérables buis du belvédère à 200/250 ans.

Partant de cette hypothèse j’ai cherché à connaître l’historique du site, dans l’idée qu’une chronologie détaillée m’aiderait à affiner cette estimation et à connaître la raison de leur présence en ces lieux.

L’envie de posséder d’agréables parcs publics et de jolis panoramas sur le Léman est une préoccupation assez récente ; ici au moyen-âge la position surélevée de Thonon permettait avant tout de surveiller le lac, avantage stratégique majeur.
Le belvédère de la place du château, comme son nom l’indique, était donc occupé par une place forte, construite au XIIIème siècle. À partir du XVème il devint la résidence du duc de Savoie Amédée VIII. Les dépendances de ce châteaux occupaient alors l’actuel belvédère.
Passons sur les divers conflits du XVIè entre la Savoie et Genève. À la fin de ce siècle (qui fût celui des guerres de religions dans le royaume de France voisin) des missionnaires catholiques furent envoyés dans le Chablais afin de convertir les habitants, passés au protestantisme à la suite de l’occupation bernoise de 1536 à 1564. De cette reconquête nous ne retenons généralement qu’un nom, Saint François de Sales ; il fût pourtant aidé dans sa tâche par les frères Capucins.

En 1602 le duc de Savoie permet aux Capucins de s’installer dans l’une des dépendances du château (celle-là même qui occupait l’actuel belvédère de la place du jet d’eau). Cet hospice deviendra un couvent en 1608.

Suite à un incendie le château est en partie détruit en 1626, il est ensuite rasé. Une illustration issue du Theatrum Sabaudiae[9] nous permet de nous faire une idée de l’apparence du convent des capucins aux environs de 1674[3].
Les buis occupent actuellement le jardin clos situé au pied de l’édifice. Ils y ont vraisemblablement été plantés pour l’aspect symbolique qu’ils revêtent dans la tradition catholique (dimanche des rameaux)[4].

Au moment de la révolution les Capucins sont chassés du couvent, qui devient alors bien national. Les lieux sont ensuite revendus aux frères Anthoinoz. Le site appartiendra à cette famille pendant près d’un siècle et demi, et sera alors connu sous le nom de « clos Anthoinoz ».

En 1946 sont inscrites à l‘inventaire des sites pittoresques, sous l’appellation « Jardins de Saint-Bon », la buxaie et plusieurs parcelles environnantes[19].

À la suite d’une longue procédure d’expropriation la ville de Thonon acquiert la propriété en 1953. Le bâtiment est rasé en 1960 offrant au site l’aspect que nous lui connaissons aujourd’hui…

Concernant les plus vieux buis ma première estimation faisait remonter la plantation au milieu du XVIIIème ; difficile à ce stade d’être plus précis, mais il est en tout cas certain qu’elle a eu lieu alors que le site était occupé par les religieux.

Ce simple constat suffirait à rendre remarquable ces ligneux, en lien direct avec l’histoire de Thonon et du Chablais!…

Récemment, il m’a été permis d’affiner mes premières estimations, avec un résultat plutôt… inattendu:

En janvier 2019 j’ai prélevé, avec l’autorisation de la ville, une section d’un buis sec. Fragment que j’ai finement poncé, puis scanné en haute résolution afin de compter les cernes de croissance. L’opération a été longue et plutôt fastidieuse, car la section était déjà assez dégradée, mais au final le résultat fût assez précis et surprenant:
Certains buis du site pourraient, à l’instar de l’individu ci-dessous examiné, avoir poussé bien plus lentement que je ne l’avais initialement supposé. Mes estimations étaient donc à revoir[17].

Sur cette section de 34 centimètres de circonférence j’ai pu compter 207 cernes! Par conséquent ce buis, plutôt modeste au regard du reste du peuplement[16], était âgé d’au moins 207 ans![14]

Conservant ma première estimation comme moyenne basse, j’ai calculé des valeurs hautes[17] à partir du rapport cernes/circonférence de ce prélèvement. J’ai ainsi obtenu des fourchettes d’âges plutôt crédibles/vraisemblables:

Les buis du belvédère seraient âgés, pour la plupart, de 150 à 250 ans ; les plus vieux auraient jusqu’à 350 ans.
Résultats encore plus impressionnants concernant les individus les plus imposants du site dont l’âge avoisinerait les 400 ans!

Bien que conscient de la longévité de l’espèce j’ai été stupéfié par ces résultats.

Incroyable mais néanmoins historiquement cohérent, car ces quatre siècles nous renvoient à l’arrivée des capucins![15]

Une buxaie tout à fait exceptionnelle donc!

Des travaux ont été réalisés fin 2018/début 2019 (réfection des chemins et pose de barrières solides)[5] permettant une mise en valeur méritée du site ; et par conséquent de ses ligneux exceptionnels (même si ce n’était pas le but visé). Toutefois, plusieurs buis ont été blessés au cours des opérations (collet, racine) ; leur état sanitaire est donc à surveiller.

Les Thononais devraient par ailleurs s’inquiéter (s’indigner même) des actes de vandalisme dont sont parfois victimes les buis, ainsi que de l’habitude qu’ont pris certains de faire de ce site exceptionnel une poubelle à ciel ouvert (en particulier en aval de la buxaie, le long du muret)[2].

Galerie

Localisation: cliquez ici
GPS: 46.374506 , 6.480249
Accès: très facile.

notes:


1) Une « buxaie » désigne un peuplement de buis, comme la chênaie pour le chêne, la « châtaigneraie » pour le châtaignier, etc.
2) Détritus parfois accrochés aux branches mêmes des buis, car jetés du belvédère en amont. Voir cette image. Concernant les actes de vandalisme, voir cette autre image.
3) Les anciennes dépendances du château, devenues couvent Capucin, ont-elles aussi été détruites par l’incendie puis reconstruites, ou la destruction ne concernait-elle que la place forte? Il est évoqué une reconstruction en 1666/1668, sans que j’aie pu déterminer exactement de quel bâtiment il s’agissait.
4) Le dimanche des rameaux (dimanche qui précède Pâques, entrée dans la semaine sainte), des branches de Buis sont bénies pour commémorer l’entrée de Jésus dans Jérusalem ainsi que sa crucifixion. Traditionnellement les fidèles emportent ensuite ces rameaux chez eux pour les suspendre en guise de talisman (résurgence de folklore local, de traditions païennes antérieures) ou pour orner crucifix et images pieuses en signe de dévotion. Ces rameaux sont conservés un an, jusqu’au mercredi des Cendres. Plus au sud sont aussi utilisés : olivier, laurier, palmier.
5) Pendant des années le chemin amont était clos de barrières métalliques mobiles (voir ici) directement fixées aux buis avec des fils de fer. Fils qui avec les années ont été absorbés par les troncs, créant des zones de fragilité. Un buis aujourd’hui coupé a probablement été la victime de ce traitement inadapté. Notons toutefois qu’il s’agissait davantage de méconnaissance de l’intérêt de ces arbres que de malveillance.
6) Pour être considéré comme un « arbuste » une espèce ligneuse ne doit pas excéder 7 m (environ) de haut et posséder un port d’arbre avec tronc bien distinct. L’« arbrisseau » est plus petit que l’arbuste (4 à 5 m max), mais diffère surtout par le fait qu’il ne possède pas de tronc net/marqué (ramifications multiples dès la base, aspect buissonnant). Chez les spécialistes il n’y a pas consensus à propos du buis: arbuste, arbrisseau, voire les deux. Rien de bien étonnant, car le buis possède des ports très variés.
7) mesurés à ~60cm du sol, au 4/9/2018.
8) mesure: 73 cm à 1m30 du sol au 4/9/2018, mais présence d’un lierre. Circonférence estimée sans le lierre: ~70 cm. Ce buis présente des blessures au tronc.
9) Le Theatrum Sabaudiae est un ouvrage illustré réalisé entre 1657 à 1682. L’oeuvre, commandée par la Maison de Savoie, contient de nombreuses illustrations et cartes des États de Savoie au XVIIème siècle. Plus d’infos, voir ici.
10) Mesurés à 1m60 au 4/9/2018.
11) Mesure au 4/9/2018
12) Nous ne nous intéresserons ici qu’aux circonférences ; les hauteurs n’ayant, elles, rien d’exceptionnel.
13) Mais pour moi le plus beau est celui de la mairie, discret et ombragé d’un superbe platane.
14) Aux cernes comptés s’ajoutent les années qu’il a fallu pour que ce buis atteigne la hauteur à laquelle la section a été prélevée (à environ 50cm de hauteur). En considérant l’incertitude de la lecture des cernes (+ ou – 5 cernes max pour cette section), l’âge de ce buis pourrait alors être compris entre 210 et 225 ans.
15) En admettant que les plus vieux buis aient été plantés dès l’arrivée des Capucins en 1602, et en ajoutant les années supplémentaires des pieds certainement prélevés en nature, le maximum pourrait être de 430 ans.
16) Buis représenté par un point rouge sur le graphique des circonférences visible en début d’article.
17) L’ensemble des buis bénéficiant des mêmes conditions de croissance (sol, climat, humidité, exposition…) je supposais des vitesses de croissance relativement similaires. Toutefois « similaires » ne veut pas dire identiques, et il serait imprudent (voire présomptueux) de vouloir calculer des âges exacts à partir de l’analyse de ce simple échantillon. Pour prétendre avancer des âges précis il faudrait pouvoir étudier davantage de prélèvements, provenant de différents endroits de la buxaie.
18) Ne soyons toutefois pas trop durs avec les Thononais, car ce constat est général : cette difficulté – fort compréhensible – à considérer comme remarquable un ligneux qui ne serait pas « impressionnant » s’ajoute à une fréquente indifférence culturelle vis-à-vis du monde végétal.
19) Voir ce plan.

Merci à Joseph Ticon pour l’aide apportée à mes recherches historiques et pour la relecture attentive.

6 thoughts on “les Buis du belvédère, Thonon

  1. Salut Tristan,

    encore un super article et quelle surprise d’apprendre qu’il existe une autre buxaie remarquable sur les bords du Léman.
    Buis + Rives du Léman, on pense forcément tout d’abord à la célèbre buxaie de Coudrée à Sciez. Existe-t-il un lien entre ces deux vieilles buxaies ? Celle de Coudrée est également très ancienne, d’origine naturelle, tandis que celle de Thonon semble artificielle peut-être à partir de plants prélevés à Sciez ???

    As-tu remarqué des dégâts de la terrible pyrale du buis ? Les jardiniers appliquent un traitement pour la sauvegarder ?

    En tout cas, j’inscris l’endroit sur mon GPS avec les quelques centaines d’arbres qui me restent à visiter dans ton magnifique département ! 🙂

    • Merci pour ton commentaire.

      Aucun lien avec la buxaie de Coudrée. Ici vocation religieuse très vraisemblable, alors qu’à Coudrée il s’agissait d’un jardin d’agrément lié au château (en tout cas depuis le début du XVIIIè, cf Mappe Sarde. Je n’ai pour l’instant rien découvert sur l’origine de la Buxaie de Coudrée, possiblement antérieure à 1600, mais je suppose la transformation en jardin d’un site déjà peuplé de buis, jadis nombreux dans le secteur des anciennes dunes lacustres).

      Le buis est plutôt commun dans le bas-Chablais, et même relativement abondant dans certains secteurs. Je ne crois pas que les capucins aient eu à aller bien loin pour prélever des buis (pas besoin d’aller jusqu’à Sciez en tout cas).

      Une autre buxaie intéressante occupe une étroite bande de terrain entre le lac et le mur de Ripaille, on y trouve quelques individus remarquables. Mais malheureusement cette buxaie qui a beaucoup souffert de la Pyrale ne ressemble aujourd’hui plus à grand chose (triste car l’ambiance était vraiment fantastique. Voir cette photo de 2013).

      La Buxaie du Belvédère se porte en revanche plutôt bien de ce point de vue. Si les buis ont pu avoir affaire à la funeste chenille je n’ai pas constaté d’attaque cette année et les arbustes sont, dans l’ensemble, plutôt densément feuillés (je ne suis pas au courant d’un éventuel traitement contre la Pyrale).

  2. Et bien, une très belle trouvaille !
    Espérons que ce peuplement échappe au papillon.
    En terme de croissance, j’ai pu relever des écarts assez importants sur divers spécimens.
    Pour un exemplaire de plaine en jardin, j’ai trouvé environ 80 cernes pour une circonférence de 55 cm, dans le Haut-Diois, j’ai un échantillon de 15 cm de tour pour 70 à 80 cernes, mais il poussait à 1200 m d’altitude en grande concurrence.
    Dommage que je n’ai pas pu prélever dans les gorges de l’Ardèche cet été, par contre là-bas, l’ambiance est très particulière, aucun ont été épargnés.

  3. Presque urbain puisqu’il se situe à 4m de la façade arrière de notre maison ancienne au sein d’un petit village de Charente, notre buxus « arbrisseau » trône au milieu d’une terrasse accueillante qu’il abrite sous sa frondaison de 7,5m de diamètre. Ses branches basses laissent le passage à une personne et son tronc qui se déploie en cinq branches quasi-verticales mesure 1,05m de circonférence à 0,80m du sol. Ses caractéristiques exceptionnelles, dont nous ne mesurions pas l’importance lui ont valu d’être labellisé « arbre remarquable de France » le 3 octobre 2023 par l’association  » À.R.B.R.E.S. » dont l’expertise lui attribue un âge de plus de 400ans. Cette distinction nous honore, nous engage à en prendre soin, et incite à l’humilité devant ce témoin de la vie des générations qui nous ont précédés dans cette propriété que nous n’occupons que depuis 43ans…
    L’histoire des arbres survole celle des hommes, et notre buis nous oblige à cette conscience. Nous lé remercions.
    Madée et Yvon THOMAS

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