Une de mes techniques de prospection consiste à superposer d’anciennes photographies aériennes (disponibles sur le site de l’IGN) avec des images satellites actuelles et de jouer au jeu des sept erreurs. Ces clichés remontent parfois jusqu’à 1920 ; il est alors possible d’apprendre des choses intéressantes sur un lieu donné, notamment de voir ce qui n’a pas bougé en presque un siècle et donc de pointer de potentiels vieux arbres.
Cette méthode n’est pas parfaite et demande à être affinée, le résultat sur le terrain n’étant pas toujours concluant. Parfois pourtant les découvertes sont à la hauteur de mes espérances…
Je suis retourné à Novel le mois dernier pour dénicher de nouveaux arbres têtards (sujet d’un prochain article je l’espère). Au préalable j’avais pris soin de dresser une carte de prospection avec cette méthode.
Parmi tous les arbres à visiter j’avais marqué l’un d’eux, sur mon plan, d’un repère orange pour « priorité haute ». Malgré les imperfections de cette technique la probabilité qu’il s’agisse d’un arbre remarquable n’était pas négligeable. J’étais pourtant loin d’imaginer ce que j’allais voir!
Une découverte fantastique!
Un Orme totalement atypique.
Vu en amont, depuis la route, on serait toutefois tenté de parler d’ormes au pluriel, mais la densité du groupe laisse totalement perplexe et instille le doute dans l’esprit de l’observateur.
A-t-on affaire à une unique souche couverte de rejets (ou « cépée »), ou bien à un ensemble compact de nombreux arbres soudés ?
Sans plus attendre contournons cet étrange ligneux ; car vue côté Morge(1), en aval, la perception est toute autre.
La base de l’arbre, très impressionnante (couverte de mousses, aux formes noueuses, tourmentées), semble bien être commune à l’ensemble . Le bouquet de troncs qui en émerge (ou qui jaillit devrait-on dire) est si dense, si serré, que l’aspect général, très graphique, presque musical, évoque un fabuleux orgue ligneux.
L’hypothèse de la cépée(2) semble donc plausible, même s’il est bien difficile d’y croire tant le caractère colossal de l’ensemble parait invraisemblable. Avec presque 10 mètres de circonférence(3) doit-on encore parler de cépée ? Ne faudrait-il pas inventer de nouveaux mots pour cet Orme hors-norme ?
Un arbre d’une déconcertante singularité, étrangement beau et magnétique, qui échappe à toute tentative de catégorisation.
Vu la situation et l’altitude il s’agit certainement d’un Orme de montagne (Ulmus Glabra).
Ce que semble confirmer la vue des feuilles(4). La présence de grandes cornes sur le limbe, fréquentes et spécifiques à l’espèce, aurait permis de distinguer sans difficulté l’orme de montagne, mais je n’en ai pas trouvé pour cet arbre. Toutefois il faut être prudent, les feuilles étant souvent polymorphes la détermination par ce simple critère est souvent malaisé (une forme hybride avec Ulmus minor serait-elle possible?(5)).
En 1934 (date du plus ancien cliché aérien disponible) cet arbre était isolé dans un champ et possédait un houppier déjà fort développé. Il était alors bien visible en bord de route de Novel (L’embroussaillement ne se constate qu’à partir de la photo de 1993).
Il serait bien audacieux de lui donner un âge. Un Orme centenaire ? Certainement, et peut-être bien davantage. Toutefois la longévité de l’orme de montagne serait moindre que celle des autres espèces et sa croissance plutôt rapide.
Sur cette photo de 1934 on constate une zone plus claire entre l’arbre et le chemin, comme s’il y avait eu piétinement. Serait-ce un indice de passages réguliers?
Les feuilles de l’orme de montagne étaient parfois utilisées comme fourrage(6), peut-on alors supposer que la forme si particulière de celui de Novel soit due à de (très) nombreuses tailles successives (qu’il s’agisse de la main de l’homme ou de la dent du bétail) ?…
À l’instar de l’orme champêtre et de l’orme lisse, l’orme de montagne est sensible à la graphiose. Cette maladie, induite par un champignon d’origine asiatique, a décimé les populations d’orme au siècle dernier, d’où la rareté des vieux arbres. Ulmus glabra semble toutefois moins touché. Constatation qui n’est pas à mettre sur le compte d’une résistance accrue(7), mais qui serait due à l’écologie de l’espèce : individus disséminés, présence en altitude, rendent malaisée la propagation de la maladie.
De ce point de vue la situation de cet orme au coeur du vallon encaissé de la Morge est donc un atout(8).
Ulmus glabra peut atteindre 30/35 m de haut, mais dépasserait rarement les 25 m(9). S’élevant à 30 m(10) cet arbre est donc plutôt élevé, sans toutefois atteindre des records…
Il y a longtemps que je n’ai été aussi impressionné, c’est revigorant! Un vrai coup de coeur.
Localisation: cliquez ici
Accès: Facile. De St-Gingolph monter à Novel. L’arbre se trouve non loin de la route sur la gauche, du côté de la Morge, juste sous le village.
notes:
1) Le torrent de la Morge dessine la frontière entre la France et la Suisse.
2) Voire même de plusieurs cépées soudées?
3) 9,30 m environ à la base, au plus étroit.
4) Voir ici. Pour un comparatif feuille/fruit des différents ormes, voir cette planche (« Flore forestière française« T2).
5) Eric Collin (Irstea) nous invite à parler de « complexes d’espèces », tant les hybrides entre Orme champêtre et Orme de montagne sont nombreux.
6) « Flore forestière française » J.C. Rameau, D. Mansion, G. Dumé. / « les trognes » D. Mansion.
7) Les risques seraient même plus élevés pour l’orme de montagne qui, contrairement à l’orme champêtre, ne drageonne pas et rejette mal de souche. L’espèce présente même une sensibilité plus élevée au champignon Ophiostoma novo-ulmi qu’Ulmus minor et laevis (« La conservation des ressources génétiques des ormes » et « Les ormes européens, des espèces mal connues » Eric Collin – Forêt-entreprise n°175 – 2007).
8) À moins de deux kilomètres de là, sur la commune limitrophe de Saint-Gingolph, se trouve un autre Orme de montagne, un énorme têtard de 5,75 m de circonférence (signalé par Denis Jordan), une vraie rareté ! Côté Suisse, à 600 m à vol d’oiseau, un autre orme est signalé (inventaire Triage du Haut-Lac). Est-ce un hasard? Outre son étonnante richesse en arbres têtards doit-on ajouter au vallon de Novel une autre particularité, celle d’abriter de nombreux ormes remarquables?…
9) « Arbres, Arbustes & Arbrisseaux » Lieutaghi.
10) Mesure au dendromètre suunto le 17/2/16.
Je n’ai jamais vu un « truc » pareil !!!
Pour moi il n’y a aucun doute sur l’appellation cépée, mais on atteint ici une dimension et une densité incroyable.
Les cépées les plus impressionnantes sont souvent celles des châtaigniers, je n’avais jamais vu un orme rejeté de la sorte… Incroyable !
Il n’est pas fréquent de trouver des ormes des montagnes de belle taille pour toutes les raisons que tu as citées, mais je me demande bien la taille qu’il faisait avant son abattage.
Ca remonte peut-être à une vingtaine d’années, il faudrait peut-être mener l’enquête auprès du propriétaire (tu as le parcellaire cadastrale qui apparait sous geoportail) ou auprès des riverains pour en savoir plus…
Tu as fait quelques mesures sur place ? Circonférence de la cépées, le nombre de brins (vivants et morts) ? La souche d’origine est-elle encore visible ?
Super découverte, bravo et ton système d’enquête avec les anciennes photos est digne d’un Sherlock Holmes Arboricole ! 🙂
Merci pour ton commentaire 🙂
Méticuleux comme je suis j’aurais bien mesuré et compté chaque brin comme tu dis, mais cet arbre clôturait une session de prospection déjà bien chargée. J’étais de toute façon subjugué par cette apparition, donc au final je n’y ai juste pas pensé.
Et puis je n’ai pas osé gratter la mousse pour examiner la souche, c’était trop beau, j’aurais eu l’impression de commettre un sacrilège.
Mais l’enquête continue.
Et je compte bien retourner voir cet arbre.
Affaire à suivre…
bonsoir,
malheureusement la cépée d’ormes est morte
c’est bien dommage
et tous les arbres alentours aussi
C’est bien ce que je craignais (signes de dépérissement ces dernières années). C’est triste. Merci pour l’info…