les Sapins de Chavanne

Dans le Jura franco-suisse on appelle « Gogant » les sapins d’alpage isolés, aux dimensions hors normes et aux formes tourmentées. Bien loin des canons de beauté des arbres de futaie aux troncs rectilignes et élancés le gogant[1] présente un fût court, massif, parfois cannelé et/ou bosselé, surmonté/hérissé de grosses branches biscornues, le tout offrant souvent l’aspect d’un colossal candélabre ligneux[2].

Il y a fort longtemps (à l’échelle de mon parcours de dendrophile), au détour d’un texte de Van Gennep[3] lu en diagonale, je tombais sur ce passage :

« Félix Dégrange, contant son excursion à la tanière du diable, près de la tour du piton, au Salève, déclare que, les sapins gigantesques ou gogans de ce pays ont donné lieu à des légendes, mais sans autre détails ()« [4]

Quelques lignes bien laconiques ; suffisantes toutefois pour secouer ma curiosité au delà du raisonnable…

Je connaissais le Salève bien sûr ; de vue, comme tout chablaisien. Impossible de manquer cette montagne en forme de vague figée au dessus du Genevois en une impressionnante paroi rocheuse d’aspect infranchissable[16].


Montagne qui dès l’enfance alimentait mes fantasmes d’expéditions dans d’obscures et sauvages forêts de contes fantastiques.

Alors imaginez l’effet de cet extrait sur l’arbo-reporter néophyte que j’étais!

Il m’a tout de même fallu attendre quelques années avant d’avoir l’occasion de vadrouiller au Salève, bien assez de temps pour que mon imagination, par anticipation, peuple mes rêveries d’incroyables monstres ligneux.

J’ai depuis ce premier pas généreusement arpenté le massif, et mes découvertes ont largement dépassé mes attentes[5] tant le site regorge d’arbres remarquables ; une véritable pépinière!
Toutefois j’ai accumulé pas mal de journées sur le terrain avant de tomber sur mon premier petit gogant: même s’il s’agissait d’un bel arbre, j’en conviens, on était encore loin des sapins gigantesques évoqués plus haut. Pourquoi tant d’arbres remarquables, d’espèces si variées (alisier, aubépine, érables, frêne, épicéa, hêtre, tilleul, saules, etc) et si peu de sapins, ne serait-ce que localement remarquables?
Quelle étrange singularité statistique!

J’ai fini par me convaincre de la disparition probable de ces conifères de légende.

Ce n’est qu’en 2017, lors d’une expédition de contrôle, destinée à confirmer/infirmer une vive intuition que j’avais eu quelques mois plus tôt, que je découvrais mon premier sapin d’exception, digne des excursions de Félix Dégrange. Je n’y croyais plus vraiment ; cette rencontre tant attendue fut donc, paradoxalement, plutôt inattendue.

Elle eut lieu en lisière d’alpage, au lieu-dit Chavanne[12], sur la commune d’Archamps, entre la Croisette et le Grand Piton, point culminant du Salève[13].

Difficile de décrire la joie, l’enthousiasme, voire l’euphorie provoquée par une telle découverte.

Aucun doute à avoir, même de loin:
il s’agissait incontestablement d’un Gogant AOC[6].

Cet arbre présente un houppier plutôt large et étalé, vaguement sphérique. Fût très court et massif, assez vite ramifié en plusieurs grosses branches courbées-ascendantes. L’une d’elle est particulièrement impressionnante ; bien plus grosse à elle seule (avec ses 3,08 m de tour!) que la plupart des sapins du secteur.
Les mousses couvrant une partie du tronc et des branches ajoutent une touche pittoresque et une impression d’ancienneté à l’ensemble ; l’arbre n’en a que plus de caractère.

Sans être spécialiste je trouve l’aspect sanitaire peu rassurant: axe principal cassé, gisant au sol[7]. Une des cimes est sèche[8], et d’autres parties du houppier présentent des signes d’affaiblissement (aspect général de bouquet défraichi). La présence d’une fissure verticale – due à la chute de l’axe central – est de mauvais augure, car l’énorme charpentière est idéalement placée pour faire levier sur la partie aval du tronc qui risque donc bien à court ou moyen terme de s’effondrer (voir cette image).
Toutefois, ne soyons pas trop pessimistes ; les Gogants ont déjà prouvé leur fantastique résilience.

Sans atteindre les records de l’espèce cet arbre est vraisemblablement assez âgé ; probablement entre 250 et 300 ans au compteur.

Sa circonférence est de 4,87 m au plus étroit[9], et reste très importante au dessus de la grosse charpentière (4,27 m).

À ce jour un des plus gros sapins du département[11].

La hauteur – 19 m[14] – est plutôt faible ; mais les gogants ne sont généralement pas des arbres très élevés.

Cette seule découverte aurait suffi à combler ma journée, mais je n’étais pas au bout de mes surprises ; le site abritant d’autres sapins remarquables. Et pas besoin de chercher bien loin.

Impossible de passer à côté du monstre situé à un jet de pierre en amont du Gogant.

Ce second sapin présente une forme très étrange, qui finalement l’éloigne autant de l’arbre forestier classique que du Gogant stricto sensu:
base très large, enflée, un peu boursouflée au pied en amont (présence d’une petite loupe). Son étonnant fût renflé, légèrement courbe, présente à son sommet une grosse branche courbée-ascendante côté aval (rapidement divisée en deux, en langue de serpent), à partir de laquelle le tronc s’affine très nettement en un axe bien rectiligne plus classique, très branchu en aval.
Une grosse branche dont il ne reste que le chicot sec, partait jadis de la base…

Bien que d’un aspect plus énergique et moins délabré que le précédent cet arbre est probablement aussi âgé.

Côté dimensions on a là aussi affaire à du hors norme:
4,85 m à 1m30 amont, pour, tenez-vous bien…  6,27 m à la base![9]

Individu qui, fort de ces mensurations, intègre légitimement le palmarès des plus gros sapins de Haute-Savoie, en compagnie du Gogant[11].

Un arbre vraiment très impressionnant!

Si la hauteur – ~30 m – n’a rien d’incroyable elle reste toutefois importante pour un sapin aussi massif.

Il a déjà reçu la foudre[15] : une grosse cicatrice d’aspect relativement récent court le long du tronc, indiquant le chemin parcouru par l’arc électrique (voir ici).

Mais continuons la visite…

Les deux colosses précédents, indéniablement les plus importants du site, sont entourés d’autres sapins qui, bien que moins impressionnants, sont tout de même remarquables.

Forme étonnante pour cet troisième Abies qu’on croirait être l’assemblage de deux arbres de structure/nature différente: Base massive, enflée/globuleuse et penchée sur ~1m80/2m, subitement rétrécie, presque coudée, présentant ensuite un tronc bien droit.
Nombreuses grosses branches en aval.
Circonférence: 4,55 m à 1m30 amont / 3,65 m au dessus du renflement / 4,75 m à la base[9].

Non loin de là un quatrième sapin fait office de bon élève avec son aspect plutôt classique de sapin forestier: tronc bien rectiligne et quasi cylindrique, branches fines, etc. Toutefois ne vous y trompez pas, ses dimensions, sans être exceptionnelles, sont indéniablement remarquables. 

Circonférence: 3,84 m à 1m30 amont[9].

Le plus imposant d’un trio de sapins élancés. Aspect vigoureux et puissant. Plus branchu côté aval. Belles racines apparentes, un peu en contreforts. Un sapin plutôt élégant.

Probablement âgé de 200 ans environ.

Hauteur mesurée: 32 m[10].

D’autres sapins, de moindre importance, méritent tout de même un coup d’oeil.

– le « Diapason »: deux troncs quasi parallèles collés à la base. L’un des deux axes est sec et brisé. Le plus gros mesure 3,74 m de tour à 1m30 amont[9]. Aspect de ruine végétale.
– Forme en candélabre pour cet autre sapin de 3,10 m de circonférence[9]. Nombreuses branches courbées-ascendantes, axe bien droit.

Autres circonférences relevées dans ce secteur: 3,31 / 3,12 / 3,10 / 3,08 / 3,03 / 2,96 / 2,93 / 2,88 / 2,80 / 2,78 / etc[9]
Les hauteurs elles ne dépassent pas 30m.

Une belle moisson de sapins remarquables. Ragaillardi par cette découverte je suis désormais persuadé qu’il en existe d’autres (on m’en a signalé au dessus des Bois de Pommier ainsi qu’aux alentours du Petit Piton, mais je ne suis pas parvenu à les trouver. Un texte de 1902 évoque aussi des « épicéas en candélabre »[17] à Cruseilles)…

Avis aux dendro-aventuriers! La chasse aux trésors est ouverte toute l’année.

Galerie

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GPS: aux environs de N46° 06.495′ E6° 09.345′
Accès: Assez simple. 15 km depuis Genève, 35 km depuis Annecy. Prendre la route sommitale du Salève (depuis Cruseilles ou au sud de La Croisette). parkings les plus proches: la croisette (2km), ou le Grand Piton (2,4km). Les sapins sont un peu à l’écart (~150m) du principal chemin de randonnée sommital. Un peu de hors-piste à faire donc. Pentu par endroits mais rien de dangereux. Site à éviter, bien sûr, par temps orageux ou par grand vent.

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Sapin du col de la Lanche, Seytroux

En janvier dernier, profitant d’un faible enneigement, je me rendais au coeur des montagnes Chablaisiennes, dans la commune de Seytroux > On m’avait indiqué, au niveau du secteur forestier de Lanversing (~1000/1200m d’altitude) quelques « très gros spécimen » de Sapins blancs. C’est donc avec une certaine fébrilité que je partais, avec un ami, explorer ce secteur inconnu.
L’excursion fut plus physique que prévue: forte pente, chemins de bûcherons plutôt flous, terrain glissant. Nous ne sommes pas resté bien longtemps, brouillard et neige commençant à faire leur apparition.
Au final nous avons pu admirer quelques gros résineux qui, quoi que n’étant pas tout à fait « remarquables », n’en était pas moins beaux. Et que dire du cadre! Simplement magique!
Après vérification il s’est avéré que je ne pouvais espérer trouver plus gros dans ce secteur. Aucune déception cependant, ce fut une bien belle sortie.

Je n’en avais toutefois pas terminé avec les Sapins Seytrousiens car en mars, Suite à l’article paru dans le messager, je fus contacté au sujet d’un résineux qui apparemment valait le coup d’oeil. Je n’en savais guère plus mais ce fut suffisant pour éveiller ma curiosité…

Il m’a pourtant fallu attendre ce mois de juin pour retourner à Seytroux car cet arbre n’était pas accessible avant pour des raisons d’enneigement.

Mon correspondant, mr Vulliez, ancien bûcheron à la retraite, tenait absolument à me présenter lui même sa découverte. Bien que très évasif et modeste au sujet de ce Sapin je ne le sentais pas moins attaché à cet arbre et désireux de le faire connaître.

Nous nous sommes rendus sur le versant faisant face à la forêt explorée en janvier, avant d’entamer une route empierrée de plus en plus chaotique sur les 4km nous menant au col de la Lanche, notre destination (effectivement, sans avoir à chausser les raquettes je vois mal comment j’aurais pu m’y rendre cet hiver!).

   Notre guide nous montre alors un point dans la forêt, à 50 mètres du chemin. Difficile pourtant de discerner quoi que se soit à cette distance et sans son indication je ne me serais certainement jamais écarté de la route à cet endroit.
Plus près, à une dizaine de mètres du résineux, un dense faisceau de troncs accidentés signale un arbre de forme inhabituelle, mais il faut toutefois se rendre au pied du Sapin pour vraiment prendre conscience de ses dimensions.
Et c’est en le contournant que son étrange beauté se révèle!
Je dis « étrange beauté » car cet arbre bien qu’ancien, abîmé, dissymétrique, dégage une incroyable noblesse! j’avais l’impression d’être au pied du roi de la montagne. Un humble et vieux roi oublié, digne, serein, trônant à 1522m d’altitude.

Question dimensions notre arbre, un Abies alba, mesure 4,90 m de circonférence au plus étroit, pour une hauteur que je n’ai pu évaluer (manque de recul).

En Suisse ce type de résineux est appelé « Gogant » – ici, aucun terme particulier pour désigner ces arbres singuliers (absence d’intérêt? Rareté? Coupe systématique des vieux sujets? je ne saurais le dire)…

Il y a fort longtemps ce résineux a perdu son bourgeon terminal (foudroyé?brouté?cassé?) ce qui l’a empêché de croître haut et droit comme les autres arbres de son espèce. Notre Sapin a alors réquisitionné, si je puis dire, des branches qui en se redressant sont devenues de véritables troncs, d’où sa forme en candélabre. Le plus intéressant/intriguant est, je trouve, la dysmétrie de la silhouette: le bouquet de troncs s’étant développé côté Nord-Est, laissant le flanc sud-est presque nu (quelques branches cassées de faibles diamètres). Hypothèses bienvenues…

Un grand merci à mr Vulliez qui m’a permis de découvrir ce superbe Sapin!


Localisation: cliquez ici
Accès: Thonon > longer la Dranse jusqu’au rond point de Bioge, prendre direction Morzine. ~10km plus loin, prendre le petit pont à droite direction Seytroux. Non loin de l’église traverser le pont à droite direction les Chosaux, continuer jusqu’au parking des Culées. 4km d’une route empierrée, menant au col de la Lanche, vous séparent alors du sapin…Possibilité d’y accéder par d’autres chemins de randonnée (col de la Lanche / pointe de la Balme)